« Pour la cible féminine, il existe une représentation ‘douce’ des hommes (dans la publicité comme dans les séries télévisées et les films) - les ‘chiots’ little fresh meat, ces hommes à l’allure pré-pubère, à la peau sans défaut, coiffés et maquillés de façon sophistiquée, projetant l’image du petit ami idéal, sensible et romantique », explique Laurence Lim Dally, directrice générale de l’agence de branding interculturel Cherry Blossoms, basée à Hong Kong. Selon elle, la tendance en Chine, aussi bien chez les marques occidentales que chinoises, est de mettre en scène ces égéries masculines pour promouvoir des cosmétiques destinés aux femmes.

Nouveaux acteurs

Toutefois, cette représentation de la masculinité, influencée en partie par la pop culture sud-coréenne, semble avoir également un impact sur le marché masculin. Déjà le premier au monde, le marché chinois des cosmétiques pour hommes est évalué à 12,5 milliards de yuans (US$ 1,9 milliard) en 2020 par la société d’études de marché Mintel, et devrait croître de 50% à 18,5 milliards de yuans en 2025.

Ce dynamisme attise la convoitise et provoque l’émergence de marques locales telles que Coen (科恩), Just A Cool Brand (JACB), Make Essense (理然) qui partent à l’assaut d’un marché encore dominé par les grands groupes. Selon Mintel, L’Oréal, Beiersdorf et le japonais Rohto détiennent 60 % du marché chinois des cosmétiques pour homme.

Six nouvelles marques chinoises ont ainsi levé globalement plus de 300 millions de yuans auprès d’investisseurs, affirme l’agence de presse Reuters. L’objectif est de réitérer le succès de leur compatriote Perfect Diary, qui a réussi un parcours fulgurant auprès des jeunes Chinoises avec des cosmétiques ludiques aux prix accessibles et de nombreuses opérations promotionnelles.

Nationalisme et traditionalisme

Avec ces nouveaux intervenants pourrait resurgir une autre imagerie publicitaire. Car selon Laurence Lim Dally, « la représentation de la masculinité en Chine reste duale. À l’opposé des ‘little fresh meat’, les marques ciblant les hommes utilisent toujours des représentations plus ‘macho’ et traditionnelles de la masculinité ».

« Avec la montée du nationalisme, alimenté par la gestion réussie de la crise du Covid-19 par la Chine, des représentations plus ‘viriles’ des hommes émergent, notamment à travers des films d’action patriotiques, incarnant la superpuissance chinoise », poursuit-elle. Le patriotisme a peut-être aussi relancé la polémique contre les hommes maquillés ou portant des boucles d’oreilles, jugés « efféminés » par l’influente agence de presse étatique Xinhua en 2018.

« Peut-être pour cette raison, nous observons une évolution de certaines célébrités ‘little fresh meat’. De ‘jeunes chiots’, ils deviennent ‘chiens-loups’. Ils gardent leur peau impeccable mais sont plus musclés, portent un maquillage plus léger, un style plus influencé par la rue et adoptent un langage corporel plus mûr et ‘viril’ », affirme Laurence Lim Dally.

Marché polarisé

En fait, le marché des soins du visage pour hommes s’est engagé dans un processus de transformation accompagnant sa croissance, avec une polarisation des consommateurs masculins, affirme Alice Li, analyste Senior Beauty & Personal Care chez Mintel.

Certains hommes ont commencé à élargir leur routine avec une gamme plus large de produits de soin du visage, des masques faciaux aux produits solaires. « Les données de Mintel montrent qu’en 2020, les hommes chinois utilisent en moyenne 2,3 types de produits de soin du visage, contre 1,7 en 2017 », précise-t-elle.

Toutefois, souligne-t-elle, une proportion croissante d’hommes peine encore à ressentir un besoin en soins du visage et ont abandonné cette catégorie ces dernières années. Le pourcentage d’hommes qui n’ont utilisé aucun produit cosmétique au cours des six derniers mois a augmenté ces trois dernières années, passant de 12% en 2017 à 21% en 2019 et 25% en 2020. Les consommateurs de catégorie d’âge 25-29 ans et habitant les grandes métropoles sont plus susceptibles d’arrêter d’utiliser des produits de soin du visage. « Cela indique que certains hommes considèrent encore les soins du visage comme une catégorie facultative et abandonnent leur utilisation après quelques essais », analyse Alice Li.

Comment les marques occidentales, qui avaient bousculé les codes, avec notamment le lancement en 2018 la gamme de maquillage Chanel Boy, suivie par la gamme unisexe Givenchy Mister, peuvent-elles se positionner sur ce marché complexe ? « Les marques occidentales pouvant être plus à l’aise avec les représentations inclusives du genre, elles ont une carte à jouer pour forger de nouvelles masculinités sources d’inspiration en Chine, qui resteraient à l’écart du personnage de ‘little fresh meat’, tout en exprimant plus de fluidité de genre », suggère Laurence Lim Dally. « Les marques chinoises pourraient rester plus conservatrices lorsqu’elles représentent la masculinité pour le regard masculin », conclut-elle.