“Longtemps synonyme d’évasion comme chez Escada, le fruit s’inscrit aujourd’hui dans un langage de plaisir très expressif ” observe Cécile Delaire. Les succès de Lost Cherry ou Bitter Peach chez Tom Ford, ainsi que la vague des body mists, ont insufflé le retour des notes fruitées. Les réseaux sociaux des grandes marques de niche alimentent cet engouement, en capitalisant sur l’impact visuel du fruit. “Cet enthousiasme est aussi lié à l’usage très codé des émojis par la Gen Z”, analyse Cécile Delaire. Un phénomène que les marques ont largement exploité en cultivant un imaginaire régressif.

Le fruit, nouveau vecteur de plaisir

La tendance “food” sur les réseaux sociaux nourrit également le lien entre fruits et plaisir. "C’est la nouvelle note gourmande, mais auréolée d’une image plus healthy, même s’il s’agit souvent de synthèse", analyse Patrice Revillard. En toile de fond, “un besoin de reconnexion à la nature, né durant la crise du Covid-19”, poursuit-il. Sans oublier l’attrait du marché américain, "très friand de notes fruitées”, ajoute Aliénor Massenet.

Autre élément majeur dans le succès des fruits dont on mesure encore peu l’influence : “les cigarettes électroniques, ancrées dans les moeurs de la Gen Z, aux parfums souvent très fruités”, soulignent Aliénor Massenet et Patrice Revillard. Autant de facteurs qui font du fruit un registre incontournable aujourd’hui. “Il s’accorde en outre à presque toutes les facettes olfactives”, selon les deux parfumeurs.

Des fruits plus vrais que nature

Au cœur des tendances food, les fruits givrés, grillés ou façon milkshake, qui incitent les parfumeurs à réinventer la note fruitée. Moins ouvertement gourmand, “l’accord fruité s’émancipe des figures girly classiques pour évoluer vers un sillage lisible et signé, ciselé dans des jeux de texture et de couleur”, explique Cécile Delaire. Les tests consommateurs de Givaudan en témoignent, l’impression de "croquer dans un fruit frais peut déclencher l’addiction et provoquer le crush parfum, la chair de fruit suggérant des idées de peau sexy".

Parce qu’il dégage des émotions positives, le fruit est attractif en ces temps complexes. “À l’image des muscs et de la vanille, le fruit est de ces registres qui se réinventent, avec générosité, car ils véhiculent beaucoup de sensualité et de réconfort”, analyse-t-elle.

Cette quête de réalisme, au plus près du fruit naturel, est stimulante d’un point de vue créatif, selon Patrice Revillard. “On cherche des effets pulpeux, juteux, savoureux. Les accords fruités et gourmands évoluent vers quelque chose de moins littéral, même si le sucre reste une demande forte”, poursuit-il.

Un lien étroit avec les arômes

Depuis les débuts de la parfumerie moderne, le fruit représente un défi technique. Eléa Noyant rappelle combien son usage est lié à l’univers des arômes. "Dès 1852, l’arôme poire est utilisé pour le bonbon ‘peardrops’ à l’Exposition Universelle de Londres. Puis apparaît l’aldéhyde C14 en 1905, une molécule de synthèse à l’effet pêche, fruit jaune”. À l’exception du bourgeon de cassis – utilisé pour la première fois en 1969 dans Chamade de Guerlain –, les extraits naturels aux facettes fruitées évoluent peu jusqu’en 2015. En parallèle, les maisons de création, dont Givaudan, développent activement de nouvelles molécules de synthèse, notamment des captifs, à l’image des lactones à l’effet coco ou de la Paradisamide, aux nuances de fruit tropical. Ces innovations traduisent un véritable axe de développement au sein des maisons. Il faut ensuite attendre 2020 pour qu’une autre molécule fruitée voie le jour : l’Ebelia, une note litchi aux accents de cassis, qui épouse parfaitement les accords floraux.

“Au-delà d’un effet de mode, le renouveau de l’écriture fruitée doit aussi aux innovations de l’industrie,” constate Eléa Noyant.

En 2017, le programme Base Delight marque un tournant chez Givaudan : en puisant dans la palette des arômes, il devient possible de créer des bases figuratives, au pouvoir émotionnel mais aussi sensoriel, puisqu’elles reproduisent l’appétence du début de la note.

Une palette en pleine mutation

Autre avancée majeure, l’upcycling. Grâce aux coproduits de l’agroalimentaire issus des eaux des purées de fruits, les maisons de composition ont développé des extraits naturels de haute qualité. Symrise, pionnier dans ce domaine, a lancé en 2022 un Symtrap de fraise issu de l’upcycling, utilisé par Aliénor Massenet deux ans plus tard pour Armure Mara de Paco Rabanne. "C’est la première fraise naturelle de l’industrie", explique-t-elle. “Ce Symptrap apporte une touche plus élégante et statutaire à la note, là où l’arôme fraise exhale un côté chimique. Or, la fraise évoquant immanquablement l’enfance, c’est intéressant de revendiquer du naturel”, explique la parfumeure. Ce jeu de clair-obscur entre la féminité espiègle de la fraise, et le côté sombre du patchouli, plus connoté masculin, épouse parfaitement les codes audacieux de Paco Rabanne, tout en renouvelant l’écriture néo-chyprée. “Comme le Symtrap se révèle en tête du parfum, j’ai étiré l’effet de cette note naturelle à l’aide de la synthèse, pour la soutenir en coeur et en fond”, précise Aliénor Massenet.

Chez Givaudan, l’upcycling a aussi permis de développer des extraits naturels tels que l’Apple Oil Orpur™ (2017), le Peach Alcoholate (2021), ou le Strawberry Alcoholate (2023). “Ces innovations nécessitent un vrai travail de sourcing auprès des industries de jus de fruit, pour obtenir l’effet voulu par les parfumeurs (croquant, juteux…). Ces captifs naturels amènent le début de la note, que l’on étoffe ensuite avec de la synthèse ou une base Delight par exemple”, précise Eléa Noyant.

Autre atout clef dans la palette de Givaudan, le Scent Treck, qui repose sur la technique du headspace en capturant les notes de fruits congelés à l’azote, offre une fraîcheur bluffante et un rendu très naturel.

“Mais ces matières premières restent rares, onéreuses, parfois exclusives à certaines maisons de composition”, nuance Patrice Revillard. “L’extrait naturel doit être suffisamment dosé pour être perceptible, mais du fait de son prix, on l’utilise en petite quantité, pour ne pas trop augmenter le coût d’une formule. Il faut donc l’habiller d’un accord de synthèse, dont le rendu, au final, sera souvent tout aussi réaliste. Et qui permet en outre de gommer les artefacts du naturel. Mais ces innovations vont encore se développer, le champ créatif est immense. C’est en outre valorisant pour une marque de revendiquer du naturel.”

Fruits stars et pistes à suivre

On trouve bien sûr quelques incontournables sans cesse revisités, parmi les notes fruitées,
à l’image du cassis, de la figue ou de la rhubarbe, mais aussi des baies et des fruits rouges. La Petite Robe Noire (Guerlain, 2012), puis Lost Cherry (Tom Ford, 2018), ont mis la cerise sous les projecteurs. Sans oublier la tendance des “facettes lactées-coco, hit intemporel pour leur côté solaire et confortable, à nouveau très en vogue depuis la fin du Covid-19”, observe Cécile Delaire.

Mais l’heure est surtout aux fruits exotiques, avec un intérêt accru pour le fruit de la passion, dans le sillage d’Oud Maracuja (2023), best-seller de Maison Crivelli. “Ces fruits lumineux, joyeux, dégagent un côté pop très en vogue”, analyse Aliénor Massenet. Fruit de la passion, mais aussi goyave ou mangue : des notes immanquables à Esxence, notamment chez Fugazzi ou Born To Stand Out, souligne Patrice Revillard.

“On note également un début de tendance sur la banane, bien que le registre reste encore audacieux”, observe Aliénor Massenet. Elle se marie bien au jasmin, et se prête parfaitement au style pop de nouvelles griffes de niche.

Le fruit rouge reste très trendy, en prestige comme en niche, et se renouvelle autour d’effets naturels, coulis, milkshake. “À l’instar, cette année, de la fraise pour Yum Bougee Marshmallow 81 de Kayali ou de Miami Shake chez Juliette has A Gun, signé Mylène Alran”, souligne Cécile Delaire. Les succès récents de Chanel Eau Splendide (2025) ou de La Vie Est Belle Elixir (Lancôme 2024) témoignent d’un engouement pour la framboise.

Autre fruit qui émerge sur les réseaux sociaux, la prune, dénuée d’univers olfactif propre, mais qui permet de dévoiler librement ses émotions, selon Cécile Delaire. “Dans la continuité des notes fruitées, gourmandes, il y a aussi cette tendance liquoreuse, aux effets eau de vie, cognac , rhum, ou de pomme cuite. À l’image d’Angel’s Share de By Kilian”, estime Patrice Revillard. “Du fait de notre culture culinaire, les fruits offrent de multiples interprétations, (frais, confits, cuits…), ce qui ouvre de nombreuses perspectives”.

Les fruits ont donc le vent en poupe. À terme, le traitement des agrumes pourrait lui aussi épouser cette écriture plus savoureuse, “avec des facettes pulpeuses, acidulées. Une manière de revisiter les eaux fraîches avec plus de contrastes”, estiment Patrice Revillard et Cécile Délaire. Une chose est sûre, le renouveau du registre fruité n’en est qu’à ses débuts.