Si au début du XXe siècle, la production française de matières premières naturelles de parfumerie se concentre principalement à Grasse, l’activité décline à partir des années 1960. L’attrait des molécules de synthèse au prix plus abordable et d’une main d’œuvre moins coûteuse à l’étranger, affaiblit les agriculteurs qui peinent à vendre leurs récoltes. En grande difficulté, ils sont contraints d’abandonner peu à peu leurs terres. La demande du marché immobilier achève de porter un coup fatal aux cultures régionales.

Cette histoire, c’est, entre autres, celle d’Hubert Biancalana. C’est pour la survie de ce métier et pour préserver ce savoir-faire que sa fille, Carole, fonde en 2006 l’Association des Fleurs d’Exception du Pays de Grasse, accompagnée de Sébastien Rodriguez et soutenue par deux bénévoles Geneviève Juge et Catherine Peyraud du Club des entrepreneurs.

Centre de ressources

L’association soutient les producteurs de plantes à parfum par la mise en place de partenariats avec les marques et les maisons de composition. Mais elle se mobilise aussi pour réhabiliter les savoir-faire historiques de la région. À l’image du bouturage ou du greffage, des méthodes qui ont fait leurs preuves. D’anciennes gestuelles, que les aînés viennent transmettre aux plus jeunes au sein de l’Aromatic FabLab, un centre de ressources et d’expérimentation, dont Virginie Gervason, fondatrice de Resperfuma, et mécène de compétences pour l’association, nous a ouvert les portes.

Si le bouturage fonctionne très bien pour le jasmin grandiflorum, « cette méthode qui consiste à mettre en terre une tige de plante après préparation, offre des résultats mitigés pour la rose centifolia », explique Francine Caula Signoret, technicienne agricole. L’Aromatic FabLab a donc porté ses efforts sur le greffage, afin d’améliorer la résistance de cette plante aux maladies et conditions climatiques du territoire. Cette technique met en œuvre des tiges de rosier Indica Major, prélevées à l’automne dans un espace spécialement prévu à cet effet. Les porte-greffes sont plantés dans les champs en février, à 10/15 centimètres de distance. Lorsque les rosiers sont en montée de sève au mois de juillet suivant, on insère d’un geste précis un œil de tige de rosier centifolia, préalablement prélevé à l’aide d’un greffoir, dans l’incision de la tige du rosier Indica Major. Les techniciens agricoles avancent ainsi centimètre par centimètre dans le champ, un travail fastidieux qui requiert une gestuelle experte. Lorsque le greffon a pris et que le bourgeon centifolia se développe, il faut entretenir le plant pour le protéger des intempéries, puis l’épointer jusqu’à l’automne. Les rosiers sont déterrés en janvier pour être vendus aux producteurs. Au total, il faut près d’un an pour que le rosier centifolia puisse s’épanouir dans de bonnes conditions.

L’Aromatic FabLab expérimente aussi cette méthode pour le jasmin grandiflorum. Les techniciens plantent une bouture de jasmin officinal en terre en février ou mars. Après une année d’entretien (désherbage, fertilisation, arrosage), ils procèdent au travail de greffe, qui consiste à fendre la tige sur une petite distance pour y insérer un petit morceau d’une tige de jasmin grandiflorum. Lorsque la magie de la nature opère, la plante se développe après quelques mois. Les pieds sont ensuite déterrés pour être vendus aux producteurs.

Transmettre les savoir-faire aux jeunes agriculteurs

C’est au sein de l’Aromatic FabLab que les anciens apprennent ces techniques aux plus jeunes. Comme l’explique Laetitia Lycke, Responsable Préservation et Innovation : « Seulement 50% des adhérents sont issus du sérail. La plupart des nouveaux agriculteurs viennent d’horizons variés (hôtellerie, fonction publique, CSP+) et choisissent de se reconvertir dans cette activité ». L’association les accompagne dans l’obtention d’un terrain et de financements. « Ces nouveaux producteurs abordent l’agriculture avec un regard neuf, curieux d’apprendre et d’expérimenter. Conscients des aléas du métier, ils s’appuient beaucoup sur le collectif. C’est ce qui fait l’une des forces de l’association ».

L’Aromatic FabLab accueille également des stagiaires en formation pour la culture des plantes à parfum. L’occasion d’apprendre ces méthodes anciennes, au gré des saisons : bouturage et la taille en hiver, préparation de la terre au printemps, cueillette en été.

À terme, la structure va s’étendre pour s’équiper d’un bâtiment, composé d’une salle de séchage et d’une salle de distillation. Celui-ci fonctionnera comme un tiers lieu accessible aux adhérents et producteurs bio pour y découvrir et assimiler les savoir-faire locaux traditionnels.

Un espace de recherche et de développement

L’Aromatic FabLab permet aussi à l’Association des Fleurs d’Exception du Pays de Grasse d’offrir du temps d’expérimentation à ses adhérents. La structure du lieu est organisée à cet effet : une serre avec des tables, pour tester le bouturage et les semis, et une serre pleine terre, dédiée aux expériences comparatives, afin d’améliorer la productivité des cultures.

Ces tests comparatifs permettent notamment d’analyser l’évolution d’une plante sur plusieurs années. « Il faut compter environ 4 à 5 ans pour qu’un plant de rosier ou de jasmin entre en pleine production. Or, de nombreux aléas peuvent affecter son rendement durant cette période », explique Francine Caula Signoret. Chaque donnée est analysée et traitée, les résultats sont partagés ensuite aux 30 producteurs adhérents.

L’association teste le greffage en serre, un itinéraire technique voué à optimiser les cycles de production de plantes. Le greffage du jasmin grandiflorum en serre permet ainsi de réduire le processus de deux à une année. Les techniciens expérimentent aussi ces méthodes en termes de saisonnalité, pour adapter les informations que les anciens leur ont fournies aux évolutions climatiques actuelles.

Mais le champ d’action de l’association ne se limite pas à la culture de la rose et du jasmin. La culture de nombreuses plantes du pays grassois est concernée, à l’image du Lys de la Madone, une fleur dont la culture s’est éteinte, du Géranium Rosat ou du Bigaradier. Ce travail de recherche s’adapte aux demandes des producteurs et à la capacité du terrain.

Enfin, la recherche agronomique porte aussi sur les nouveaux enjeux climatiques, en particulier la gestion de l’eau. Un véritable travail d’agronome, qui fait de l’Aromatic FabLab un incubateur de projets et un observatoire dont les résultats sont précieux pour le collectif, en termes d’expérimentation ( notamment les cultures de plantes oubliées), de temps et de prise de risque.

Consolider une filière d’excellence territoriale

La crise qui a affecté la profession a mené les agriculteurs à s’approvisionner en plants à l’étranger. Or, au-delà de sa mission sociale, environnementale, économique et culturelle, le cœur d’action de l’Aromatic FabLab est de fournir des plants facilitant l’installation de producteurs et la pérennité des producteurs présents et à venir, mais aussi de former les nouvelles générations d’agriculteurs.

Un enjeu essentiel, pour lequel se bat l’association, qui a abouti en 2020 à la création d’une Indication Géographique « Absolue Pays de Grasse », pour valoriser la qualité et l’authenticité des productions de plantes à parfums de la région. Ce sceau est essentiel pour les agriculteurs et industriels qui adhèrent à cette démarche. L’IG répond aux exigences des marques qui réclament aujourd’hui ce certificat, garantissant l’origine locale de l’extrait floral. Une manière de se protéger des pratiques qui consistent notamment à couper l’absolue de rose centifolia avec de la synthèse ou de la rose damascena. « Cette filière locale présente en outre un avantage de taille pour les jeunes agriculteurs, puisque les plants sont certifiés bio dès la première année de production, là où il faut attendre 3 ans pour obtenir ce label lorsqu’ils sont importés », explique Laetitia Lycke.

Si l’Association des Fleurs d’Exception du Pays de Grasse vit en partie de subventions, elle possède aussi ses propres parcelles de rosiers, de jasmins et de tubéreuses, qui lui apporte des revenus. Si cette production, encore au stade pilote, n’est pas suffisante pour assurer son autonomie, elle permet néanmoins de développer des marchés autour de petites quantités de fleurs, dédiées aux essais des industriels (extraction nouvelle génération, retour à l’enfleurage…). À plus grande échelle, les industriels pourront devenir partenaires de l’association en nouant des contrats avec les producteurs adhérents.

Depuis 2006, l’Association des Fleurs d’Exception du Pays de Grasse s’efforce ainsi d’insuffler un nouveau dynamisme à la région, redonner ses lettres de noblesse à la culture grassoise, et préserver un savoir-faire unique, maintenant inscrit par l’UNESCO au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, et pour lequel l’actuelle présidente de, Armelle Janody, continue de se battre avec ferveur.