En décembre 2019, la Commission européenne a publié son Pacte vert pour l’Europe, un programme visant à faire de l’Europe la première économie climatiquement neutre, circulaire et propre au monde d’ici 2050. Six ans plus tard, les entreprises de tout le continent travaillent d’arrache-pied pour atteindre ces objectifs, mais des défis subsistent. Comment les industries de l’UE, beauté incluse, peuvent-elles réaliser leur transition durable tout en conservant leur avantage concurrentiel ?

C’était la question centrale abordée pendant la conférence annuelle de Cosmetic Europe (CEAC) qui s’est tenue le mois dernier à Bruxelles, lors d’une table ronde animée par Emma Trogen, directrice générale adjointe de Cosmetics Europe.

Définitions et méthodes

Pour Martin Porter, président exécutif du groupe de réflexion Cambridge Institute for Sustainability Leadership (CISL), l’absence de définition commune des termes « durabilité » et « compétitivité » rend la question complexe, y compris au niveau réglementaire.

« Je pense que chacun a une conception différente de la compétitivité », a-t-il déclaré, « et cela vaut autant pour la bulle bruxelloise qu’au-delà ».

Depuis des années, a-t-il ajouté, des discussions ont lieu sur la manière de définir et de mesurer la compétitivité, avec de nombreuses suggestions de la part des gouvernements nationaux, des banques européennes et d’autres, mais à chaque fois, des divergences sont apparues. Il en va de même pour la définition et la mesure de la durabilité.

Ainsi, pour M. Porter, avant même que l’industrie de la beauté puisse envisager la possibilité d’aligner durabilité et compétitivité, elle doit partir du principe que les définitions de ces deux concepts diffèrent. « Il y a une certaine confusion à ce sujet et nous devons donc accepter qu’il s’agit d’un projet plutôt flou ».

Ulrike Sapiro, directrice du développement durable chez Henkel, partage cet avis : « D’après mon expérience, l’un des grands défis pour associer compétitivité et durabilité est que la compétitivité est binaire : le consommateur choisit-il mon produit plutôt qu’un autre ? Ai-je un avantage ce trimestre ou le trimestre prochain, cette année ? Est-ce que je gagne des parts de marché maintenant ou dans un avenir prévisible ? C’est très binaire et très court terme. Alors que le développement durable, par nature, est quelque chose de plus long terme et beaucoup plus complexe que le binaire, ce qui rend ces deux choses très difficiles à concilier. »

Court terme contre long terme

L’enjeu de la compétitivité façonne les entreprises à court et moyen terme, explique Mme Sapiro, tandis que les programmes de développement durable sont plutôt porteur de valeur pour l’avenir, à un horizon qui peut être de 50 ans. Les entreprises du secteur de la beauté doivent donc s’attacher à définir la durabilité et les programmes de durabilité d’une manière qui ait du sens pour leurs modèles commerciaux et leurs chaînes de valeur, a-t-elle déclaré. « C’est là que cela devient vraiment réel et que l’on peut vraiment quantifier, de plus en plus, les risques et les meilleurs calculs de risque liés au climat. »

Et le calcul des risques est essentiel, a-t-elle ajouté. Le Forum économique mondial a déjà prévu les effets économiques du changement climatique, estimant leur impact à 10-15% sur le produit intérieur brut (PIB) et à 5-10% sur le bénéfice avant impôts (EBIDT) des entreprises d’ici 2050, a-t-elle expliqué. « Il s’agit là de pressions fondamentales sur la valeur de l’entreprise et, en fin de compte, sur sa compétitivité ».

Martin Porter convient qu’il existe des « contraintes de temps très urgentes » pour que les industries opèrent des transitions durables. Il suggère que l’innovation et l’investissement ciblent simultanément la durabilité et la compétitivité, ce qui pourrait s’avérer un élément de progrès essentiel.

« D’après ce que j’ai pu constater, les entreprises qui prennent la durabilité au sérieux bénéficient d’un avantage concurrentiel parce qu’elles sont bien gérées : elles élaborent des stratégies, développent des programmes d’innovation, réfléchissent aux risques et aux opportunités. L’avantage est que cela vous rend meilleure avant même de devenir plus durable », a-t-il expliqué. « Prendre [la durabilité] plus au sérieux vous rend plus compétitif. C’est important de le souligner ».

La table ronde s’est tenue lors de la conférence annuelle de Cosmetic Europe (CEAC) le mois dernier à Bruxelles (Photo : Cosmetics Europe)

Pourtant, la question de savoir si la durabilité est un moteur de croissance reste à étudier, selon Martin Porter. Comme l’innovation se déroule généralement sur des cycles de plusieurs années, il estime que certaines industries connaîtront des retours sur investissement beaucoup plus longs que d’autres en matière d’innovation durable, le secteur chimique en étant un exemple.

Sylvie Lemoine, directrice générale adjointe du Conseil européen de l’industrie chimique (Cefic), partage cet avis. Selon elle, la durabilité est « une tendance très forte en Europe » que les fournisseurs en amont souhaitent suivre et sur laquelle ils souhaitent s’engager, mais qui fait face aujourd’hui à « de sérieuses difficultés ».

Selon elle, innover et opérer une transition pour s’aligner sur les programmes durables de l’UE a entraîné un « coût énorme » pour les fournisseurs, environ 200 milliards d’euros pour le secteur chimique. « Nous sommes confrontés à un sérieux problème de coûts », a-t-elle déclaré. « La partie amont de notre secteur est très gourmande en énergie ; le coût de l’énergie est rédhibitoire et la réglementation n’aide pas. Et si vous combinez à cela : un problème de coût, un besoin massif d’investissements et, peut-être plus important encore, la réticence du marché à payer la prime verte, la bataille devient difficile ». Même si le secteur chimique parvenait à obtenir des allégements fiscaux ou des subventions pour contribuer aux milliards nécessaires à une transition complète, la question serait, selon elle, de savoir si les fabricants et les marques seraient prêts à payer le reste.

« L’objectif est clair, mais en amont, à court terme, il s’agit surtout d’éviter les fermetures et de retrouver une certaine rentabilité afin de pouvoir générer les liquidités nécessaires pour investir dans la transformation. C’est le combat à court terme de l’industrie chimique ».

Promouvoir la durabilité

Pour Ulrike Sapiro, à l’heure actuelle, la demande des consommateurs pour des produits cosmétiques véritablement durables à grande échelle n’est toujours pas au rendez-vous, même si certains signes indiquent que cela pourrait changer. « Le consommateur n’est pas disposé à payer et n’exige pas de produits plus durables et plus innovants. Il a de nombreux besoins à satisfaire : santé, prix abordable, accessibilité, commodité, etc. La durabilité fait partie de ces besoins, et elle occupe une place importante dans cet ensemble ; (...) elle contribue toujours à renforcer l’image de marque et la confiance, mais elle n’est pas le facteur décisif ».

Selon Sylvie Lemoine, à mesure que le secteur de la beauté continue d’innover, la durabilité combinée à la performance pourrait être la clé pour inciter les consommateurs à payer plus cher. Quoi qu’il en soit, à long terme, la durabilité est le seul moyen pour l’Europe de retrouver sa compétitivité, estime-t-elle, et elle devait donc rester une priorité, malgré les défis à court terme.

Pour l’instant, selon Ulrike Sapiro, la durabilité est clairement poussée par les réglementations européennes, et non par la demande des consommateurs, un point sur lequel Arthur Arrighi de Casanova, vice-président et responsable de l’avenir durable au sein du cabinet de conseil Capgemini Invent, est d’accord.

« Selon nous, les moteurs de la durabilité sont davantage la réglementation et la réduction des coûts », a déclaré M. Arrighi de Casanova.

Néanmoins, la durabilité est désormais fermement ancrée dans l’industrie de la beauté et d’autres secteurs grâce à des changements dans la manière dont les entreprises intègrent les idées et les actions. « Il y a dix ans, la durabilité était traitée de manière isolée, alors qu’aujourd’hui, il est au cœur des entreprises, avec des programmes pilotés par des responsables dédiés qui sont en liaison avec tous les membres du comité exécutif ».

C’est ce qui, selon M. Arrighi de Casanova, permettra finalement de mener correctement les efforts en matière de durabilité.

Pour Martin Porter toutefois : « La grande question est la suivante : comment rendre la transition durable aussi fluide que possible, tout en reconnaissant qu’elle sera forcément difficile pour les entreprises, les consommateurs et les électeurs ? »

Le potentiel d’innovation est énorme, selon lui, mais il nécessite une « transformation » complète des modèles d’affaires, des produits et des services, ce qui exige des investissements, une action collective et une confiance dans le modèle européen. Un point de vue partagé par Ulrike Sapiro, qui estime que « courage et réflexion de long terme » sont également nécessaires.