Matthieu Bourgeois

En clair, le Tribunal estime que « l’utilisation (...) de la dénomination sociale (...) comme mot-clé, ne peut constituer un acte de concurrence déloyale que dans la mesure où le contenu de l’annonce induirait dans l’esprit du consommateur, une confusion et l’amènerait à croire qu’il s’adresse au même distributeur  », puisque estiment les juges «  la présentation des liens commerciaux (...), sous la bannière ’liens commerciaux’ permet aux internautes moyennement attentifs et normalement avertis de distinguer les annonces publicitaires des résultats naturels » et que « les utilisateurs du moteur de recherche Google connaissent parfaitement bien ce schéma et savent que les annonces publicitaires apparaissent concomitamment aux résultats naturels  » .

Les juges confirment ici pleinement la position de la Cour de Justice de l’Union Européenne, relayée par la Cour de cassation, selon laquelle la réservation de marques comme mots-clés dans le cadre du service AdWords n’est pas illicite en soi ; un tel usage ne peut devenir illicite que si, au vu des circonstances de l’espèce (et en particulier au vu de la façon dont est rédigée l’annonce s’affichant à côté du lien commercial), il est suscité une confusion dans l’esprit du consommateur ou une manœuvre déloyale visant à le détourner de l’objet de sa recherche.

Matthieu Bourgeois, avocat (cabinet KGA), précise ici pour PremiumBeautyNews les contours et les conséquences d’une telle décision.

Premium Beauty News - Depuis les célèbres décisions « Google » (23 mars 2010) et « Interflora » (22 septembre 2011) rendues par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) fixant les principes à respecter pour utiliser une marque comme mot-clé dans le cadre d’un service de référencement payant (comme le service « AdWords » de Google), les praticiens attendaient avec impatience de voir la façon dont les juges français appliqueraient ces principes dictés par les magistrats européens.

Matthieu Bourgeois - Oui et c’est effectivement chose faite depuis le 27 mars dernier avec ce jugement.

Deux mots avant tout sur cette décision dite "Interflora" : dans cette affaire, la société « Marks & Spencer Pic » (M&S) avait réservé le terme Interflora auprès de Google, afin de générer l’affichage de liens commerciaux pointant vers le site de M&S, et les sociétés Interflora, titulaires de la célèbre marque, avaient alors engagé une action en contrefaçon devant un tribunal anglais qui avait décidé d’interroger la CJUE sur la question suivante : le titulaire d’une marque peut-il interdire à l’un de ses concurrents de réserver un mot-clé identique à sa marque, dans le cadre d’un service de référencement sur Internet, permettant l’affichage d’un lien commercial en faveur des produits de ce concurrent ?

À cette question, la CJUE a répondu en précisant qu’il n’est possible à un titulaire de marque de s’opposer à la réservation de celle-ci comme mot-clé qu’à la condition de démontrer que cet usage porte atteinte à l’une des fonctions essentielles » de la marque, à savoir la fonction « d’indication d’origine », la fonction de « publicité » et la fonction « d’investissement » de la marque.

En clair, cette décision « Interflora » est fondamentale puisqu’elle a consacré le principe (déjà posé par les arrêts Google du 23 mars 2010 de la CJUE) selon lequel l’usage des mots, et donc des marques (qui sont des catégories de mots) est libre sur Internet, et en particulier dans le cadre du référencement payant et ceci afin d’assurer une libre concurrence entre les acteurs de l’Internet, pour lesquels l’usage libre des mots est une ressource essentielle afin de capter une clientèle en ligne.

Premium Beauty News - Comment expliquer une telle position ? Cette-ci ne traduit-elle pas un affaiblissement du droit des marques ?

Matthieu Bourgeois - Cette nouvelle conception du droit des marques qui a choqué et choque encore certains praticiens habitués à l’ancien droit, est en réalité une conséquence naturelle de l’impact que le commerce électronique a eu sur notre économie.

En effet, à la différence du monde « réel », le monde « virtuel » d’Internet suppose, pour trouver l’information ou le site pertinent, de recourir à des moteurs de recherche que l’on interroge au moyen de « mots-clés ». Les « mots » ont donc une importance particulière pour permettre aux internautes de naviguer librement et d’accéder à l’information. Il est clair que, dans ce contexte, une défense trop rigoureuse des marques priverait les internautes de toute possibilité de naviguer librement et de pouvoir accéder au contenu qu’il recherche : ainsi, un internaute qui est à la recherche d’un service de livraison de fleurs à domicile pourra parfaitement taper « Interflora » dans la barre de recherche du moteur « Google », non pas pour accéder aux offres de la société « Interflora », mais simplement pour voir s’afficher les éventuelles offres de livraison de fleurs concurrentes ou alternatives.

Dans ce contexte, les juges communautaires ont estimé qu’il était indispensable pour assurer un commerce électronique libre et libéré de toute contrainte, de libérer l’usage des mots et de circonscrire le droit des marques à sa fonction essentielle, qui est celle de garantir « l’origine » d’un produit ou service. Pour cette raison, l’usage de la marque d’autrui comme mot-clé sur Internet n’est répréhensible que s’il porte atteinte à cette fonction essentielle, c’est-à-dire en clair que s’il induit un risque de confusion.

Premium Beauty News - Merci pour ces précisions et pouvez-vous nous expliquer maintenant en quoi cette décision française reprend la position européenne ?

Matthieu Bourgeois - La décision « Hifissimo » du Tribunal de grande instance de Paris, consacre très clairement la solution de la Cour Européenne.

Cette décision est d’autant plus remarquable que les juges français se prononcent sur une très large palette de fondements juridiques, en ne se limitant pas au seul droit des marques, mais en examinant également, en détail, les arguments tirés de la concurrence déloyale ainsi que du droit de la consommation (publicité comparative et trompeuse), apportant ainsi de précieuses précisions aux praticiens et à l’ensemble des acteurs du e-commerce.

Je rappelle les faits : la société « Hifissimo », commercialisant des produits Hi-fi vidéo notamment en ligne (sur le site du même nom), était titulaire du droit exclusif d’utiliser la marque du même nom, qui avait été déposée en 1998. Sans lui demander son accord, l’un de ses concurrents (la société « Home Ciné Solution ») avait ensuite réservé le terme « Hifissimo » à titre de mot-clé auprès de Google afin de générer un lien commercial, dont l’affichage, déclenché par la saisie de ce mot-clé dans le formulaire de requête Google, était accompagné du texte suivant : « Hi-fi et Home cinéma, pourquoi payer plus cher ? Choix, qualité et services depuis cinq ans, www.homecinesolutions.fr ».

Le titulaire des droits sur cette marque a alors saisi le Tribunal de grande instance de Paris en janvier 2008, en soutenant qu’un tel usage de sa marque constituait, non seulement un acte de contrefaçon (1), mais également un acte de concurrence déloyale, ainsi qu’un acte de publicité trompeuse et également de publicité comparative illicite.

Premium Beauty News - Au passage, cette décision a été influencée par la position adoptée par la CJUE sur cette question ?

Matthieu Bourgeois - C’est exact. La procédure concernant cette affaire "Hifissimo" a même été suspendue à cause d’une question préjudicielle posée par la Cour de cassation le 20 mai 2008 à la Cour de justice de l’Union Européenne, au sujet de l’interprétation de la DIRECTIVE 89/104 DU 21 DÉCEMBRE 1988 concernant l’utilisation de marques dans le cadre de services de référencement payant. Et ce n’est qu’en novembre 2011 que l’affaire "Hifissimo" s’est réactivée, à la suite des arrêts dits « GOOGLE » rendus par la Cour de justice de l’Union Européenne le 23 mars 2010 et de ceux rendus par la Cour de cassation le 13 JUILLET 2010. Comme je l’indiquais précédemment, cette décision reprend très clairement les principes posés par les juges communautaires, et en particulier, ceux résultant de l’arrêt « Interflora ».

Premium Beauty News - En clair, depuis ce fameux arrêt "Interflora", les juges communautaires ont réaffirmé cette liberté qu’un tiers possède de réserver et d’utiliser comme mot clé la marque d’un tiers sans son accord !

Matthieu Bourgeois - C’est exact ! Ce sont les célèbres arrêts « Google » du 23 mars 2010 et l’arrêt « Interflora » du 22 septembre 2011, qui avaient affirmé cette liberté dès lors qu’il n’est pas porté atteinte à l’une de ses « fonctions essentielles » (au premier rang desquelles figurent celle de garantir « l’origine » du produit ou service). La juridiction suprême communautaire a ainsi précisé qu’il était possible pour le titulaire de s’opposer à un tel usage par un tiers non autorisé s’il est démontré que lien commercial suggère (explicitement ou implicitement) « l’existence d’un lien économique entre ce tiers et le titulaire de la marque » (CJUE, arrêt « Interflora »).

À noter que concernant l’utilisation du mot "Hifissimo", les juges n’ont pas eu besoin d’appliquer ces principes, car ils ont constaté l’absence « d’usage sérieux » « pendant une période ininterrompue de cinq ans », et ont donc prononcé la déchéance de la marque considérée. En effet, ans la mesure où la société « Hifissimo » ne vendait aucun produit sous sa propre marque et revendait au contraire des produits Hi-fi, vendus sous les marques de leurs fabricants, les juges en ont déduit qu’elle n’utilisait « pas ses marques pour identifier les produits qu’elle vend », mais simplement comme « enseigne ou simple dénomination sociale » insusceptible de caractériser un usage sérieux, au sens du Code de la propriété intellectuelle et aboutissant donc à la déchéance des droits du demandeur sur sa marque.

J’en profite pour rappeler que cette sanction, particulièrement lourde de conséquences, doit permettre à tous de se rendre compte qu’il est indispensable de définir une politique marketing qui soit conforme aux exigences légales posées par le droit des marques, et dont ce jugement est une (sévère) illustration.

Premium Beauty News - Mais ce n’est pas tout ! Contre toute attente pour la société Hifissimo, elle n’a même pas eu gain de cause sur le thème de la concurrence déloyale, ni sur celui de la publicité comparative et trompeuse !

Matthieu Bourgeois - C’est vrai. La société « Hifissimo » reprochait à la défenderesse d’avoir utilisé sa dénomination et son nom commercial comme mot-clé, dans le cadre du service « AdWords » et soutenait qu’un tel usage constituait un acte de concurrence déloyale.

Les juges ont confirmé ici pleinement la position de la CJUE, selon laquelle la réservation de marques comme mots-clés dans le cadre du service AdWords n’est pas illicite en soi ; un tel usage ne peut devenir illicite que si, au vu des circonstances de l’espèce (et en particulier au vu de la façon dont est rédigée l’annonce s’affichant à côté du lien commercial), il est suscité une confusion dans l’esprit du consommateur ou une manœuvre déloyale visant à le détourner de l’objet de sa recherche.

Dans ce jugement, les juges se sont ensuite livrés à un examen du texte de l’annonce s’affichant à côté du lien commercial litigieux, en considérant que :

 « les termes Hi-fi et Home cinéma sont génériques » et que la société défenderesse ne peut pas, en
conséquence, « prétendre avoir un droit de propriété exclusif » sur ceux-ci ;
 « la locution “Pourquoi payer plus cher ? ” est un slogan publicitaire utilisé de façon assez banale  » ;
 la formule « ’Choix, Qualité et Service depuis cinq ans’ énonce que le distributeur (!) propose depuis cinq ans des produits de qualité qui sont des marques des fabricants et qu’il dispose d’un certain choix  » et que, dès lors, de tels termes sont «  neutres et ne peuvent constituer un acte de concurrence déloyale » ;
 «  aucune confusion avec la société Hifissimo n’est suggérée par le libellé de l’annonce  », et ce point est d’ailleurs renforcé par la circonstance que « le texte de l’annonce est suivi immédiatement de l’adresse du site Internet de la société Solutions S.A.R.L. ».

Les juges confirment que l’usage des mots sur Internet doit être ouvert à tous les acteurs économiques, dans la mesure où il s’agit du principal critère de navigation et de recherche et, par voie de conséquence, d’un élément déterminant pour assurer la libre concurrence entre les différents acteurs du e-commerce.

Quant au rejet de la demande sur le fondement de la publicité comparative et trompeuse, les juges ont également rejeté les deux arguments de la demanderesse en estimant que :

 le slogan « Pourquoi payer plus cher ? » se contente d’affirmer que l’on « peut trouver ce prix bas sur le site de la défenderesse » ce qui « ne peut s’assimiler à une publicité comparative car il n’est pas dit qu’on ne peut trouver ces prix bas nulle part ailleurs  » ;
 que la façon dont est rédigée et présentée l’annonce n’est susceptible d’entraîner aucune confusion, ni tromperie dans l’esprit du consommateur, pour les raisons déjà évoquées plus haut.

Au final, on voit bien que cette décision confirme qu’il est nécessaire de se livrer à un examen concret des circonstances dans lesquelles une marque est utilisée à des fins de référencement payant et, en particulier, de se livrer à un examen détaillé de la façon dont est rédigée l’annonce affichant avec le lien commercial concerné, annonce qui peut être attaquée – on le voit bien avec cette décision – sur une multitude de fondements juridiques (contrefaçon de marques, publicités comparatives, concurrence déloyale, pratiques commerciales trompeuses !) mais dont les juges font ici une application stricte dans le souci manifeste d’assurer une libre concurrence entre les acteurs de l’Internet pour lesquels l’usage libre des mots est une ressource essentielle, afin de capter une clientèle en ligne.