La parfumerie de niche représenterait désormais 12 à 15% du marché global du parfum, avec une croissance annuelle d’environ 12% (contre 2 à 5% dans le sélectif), estime Julien Sausset, CEO de Parfums de Marly. Selon Circana, la haute parfumerie totaliserait 70% des nouveaux parfums lancés en 2023. Elle est si influente « qu’elle représente le paysage actuel de la parfumerie », remarque Renaud Salmon, Directeur Créatif d’Amouage.
Entre foisonnement et quête d’identité
Un marché « complexe et stratifié », affirme Isabelle Ferrand, Directrice de Cinquième Sens. « Entre les icônes fondatrices appartenant à de grands groupes et les nombreuses marques indépendantes, la parfumerie d’auteur revêt plusieurs visages », confirme François Hénin, fondateur de Jovoy.
« La frontière avec le sélectif est de plus en plus floue », observent les parfumeurs Bertrand Duchaufour et Anne-Sophie Behaghel (Flair). Camille Chemardin, parfumeure chez Flair, et Véronique Sporturno, fondatrice de la marque éponyme, regrettent quant à elles un marché « souvent trop uniforme » bien que prolifique. Une chose est sûre, le « marché de la niche s’est ultra densifié » depuis que David Benedek a fondé sa marque en 2016.
Dans ce contexte saturé, les marques rivalisent d’outils marketing -visuels, storytelling — au détriment parfois de « l’essence-même de la niche : l’olfactif », regrette Coralie Frébourg, fondatrice de Versatile Paris. D’où l’importance d’un positionnement lisible, fidèle à la marque. Car en effet, le plus difficile reste de durer.
« Le terme de niche, qui rime avec singularité, est aujourd’hui galvaudé. Les belles marques ayant éclos ces dernières années sont celles qui cultivent un ADN authentique, leur permettant de s’installer dans le temps. Or pour qu’une marque reste forte, il faut une recherche esthétique constante, innover tout en étant comprise », estime le fondateur de BDK Parfums.
Une vision que partage Renaud Salmon : « Les lancements prolifèreront, notamment grâce à l’intelligence artificielle qui facilite la création de marques. Comme dans tout domaine où les clés d’entrée sont faciles, il devient difficile d’être pérenne. À terme, seuls les vrais artistes, les marques qui osent surprendre et prendre des risques, pourront sortir du lot, créer de futurs classiques ».
L’attrait de la singularité
Le parfum s’est ancré dans une quête statutaire. Il devient une signature, une forme d’expression de soi. « Le consommateur est prêt à investir davantage pour une fragrance qui lui ressemble », estime Julien Sausset.
La parfumerie de niche grignote ainsi des parts de marché aux marques du sélectif. En réponse, celles-ci « multiplient les gammes exclusives », analyse Marie-Lise Jonak, co-fondatrice d’Ormaie. « Les groupes vont même jusqu’à créer leurs propres marques de niche, à l’image d’Infiniment Coty », note François Hénin. « Le public se détourne des marques mainstream, en quête de créations plus distinctives », renchérit Véronique Spoturno.
Et ces nouveaux consommateurs sont friands d’une parfumerie disruptive. « Surtout chez les jeunes en quête de marques expertes, différenciantes, alignées avec leurs valeurs », observe David Benedek. Grâce à TikTok, la Gen Z découvre souvent la parfumerie via la niche. Cette génération, moins fidèle à un parfum, « cherche à s’affirmer » en explorant plusieurs marques », souligne Margaux Le Paih-Guérin, parfumeure chez Flair.
Boutiques en propre et sillages puissants
Derrière chaque maison, des choix stratégiques se dessinent. Au premier rang, l’ouverture d’une boutique en propre, selon Isabelle Ferrand. À Paris, presque toutes les grandes marques ont par exemple investi la rue Saint-Honoré. « Un moyen d’exprimer un univers, de proposer une véritable expérience client », analyse David Benedek.
Autre pilier du succès, des sillages puissants. « On observe une course à l’intensité, en termes de projection et de tenue », note Isabelle Ferrand. Même écho chez Marie-Lise Jonak , qui évoque « l’omniprésence des bois ambrés », que nuance toutefois la tendance des sillages intimistes et réconfortants, aux notes musquées.
D’un point de vue olfactif, les facettes fruitées ou gourmandes (mangue, banane, goyave, cacao) sont très présentes, selon Isabelle Ferrand. Anne-Sophie Behaghel souligne une forte demande pour des rendus “naturels” de fruits exotiques. « Un phénomène sans doute amplifié par Instagram, où règne la tendance food », estime Coralie Frébourg. « Ce qui est sensoriel parle au public, en quête d’émotion ».
Aujourd’hui, la parfumerie de niche cultive un langage plus accessible, moins audacieux qu’à ses débuts. Ce marché multiple, difficile à définir, touche un public international, avec un vrai « métissage des cultures olfactives », assure Julien Sausset. Une parfumerie dont les prochains « horizons créatifs pourraient relever des nouveaux captifs », note François Hénin.
Vers un nouveau cycle de croissance
Pour les acteurs interrogés par Premium Beauty News, la parfumerie de niche a de beaux jours devant elle.
Ludovic Bonneton, fondateur de Bon Parfumeur, voit un parallèle avec la bistronomie ou l’œnologie. « Un public d’amateurs éclairés, curieux, qui découvre, compare, s’approprie. Le parfum est devenu un jeu ». Même constat pour Julien Sausset : « Comme pour le vin, le public est aujourd’hui plus éduqué, il recherche la qualité et le plaisir. Et malgré un prix plus élevé, la ténacité et l’opulence des parfums de niche font qu’il s’y retrouve ».
Loin de frôler l’implosion, « la parfumerie d’auteur est à l’aube d’un nouveau cycle », pense Ludovic Bonneton. Une « nouvelle ère » de croissance pour une catégorie qui répond à une demande des consommateurs. « Le futur luxe réside dans les belles maisons de niche. C’est plus chic de s’offrir un parfum chez Bon Parfumeur ou MFK que d’aller chez une marque connue », poursuit-il. À terme, « la parfumerie haut de gamme pourrait représenter 22 à 25% du marché », estime Julien Sausset.
Car plus les outils se développent, plus les créations se multiplient, « à l’instar de l’univers de la musique. Il est donc probable que cette courbe s’accélère, jusqu’à atteindre près de 50.000 lancements annuels d’ici dix ans », analyse Renaud Salmon. Les retailers pourraient donc jouer un rôle clef, de curation, pour « séparer le bruit de ce qui est intéressant, extraire le meilleur d’une parfumerie qui tend à se standardiser malgré l’offre pléthorique ».