En octobre 2023, le géant mondial du luxe Kering – le groupe derrière Gucci, Saint Laurent, Balenciaga et Alexander McQueen, entre autres – a finalisé l’acquisition de la maison de parfums de luxe Creed ; un deal considéré comme important — selon les standards de la mode comme de la beauté — tant en raison de son ampleur que du prix acquitté. Cette transaction faisait suite à d’autres acquisitions majeures dans le secteur, telles que l’acquisition par Puig de la marque de beauté britannique Charlotte Tilbury en 2020 et l’achat de Tom Ford par The Estée Lauder Companies en avril de cette année. En septembre 2023, Richemont annonçait le création d’une division parfum et beauté.

La multiplication des acquisitions mode-beauté et la capacité des marques de mode à réussir sur un marché mondial de la beauté ultra dynamique et compétitif, ont été débattue par plusieurs experts de la finance lors du récent Dealmaker Summit EU/UK 2023, qui s’est tenu à Londres, en décembre 2023.

Pour Sandra Nait-Amer, directrice générale du groupe de services financiers indépendant Rothschild & Co, il est intéressant d’observer comment les idées sur ce sujet ont évolué ces dernières années.

« De vraies affaires à réaliser dans le domaine de la beauté »

Selon Nait-Amer, il y a eu un « changement complet de stratégie » dans secteur de la mode de luxe, lié à « la prise de conscience qu’il y a de vraies affaires à réaliser dans le domaine de la beauté ».

Ce que la beauté offre à la mode, explique-t-elle, c’est un flux de trésorerie avec une meilleure visibilité, libérée des cycles propres à la mode, ainsi qu’un accès à un marché mondial dynamique et important. Grâce à la beauté, les marques de mode haut de gamme peuvent conquérir un public plus large parmi les « consommateurs aspirant au luxe », déclare-t-elle.

« …Quand vous regardez des marques comme Chanel ou Dior, 40% de leurs ventes proviennent du parfum et de la beauté. Lorsque vous êtes propriétaire de Gucci, il est tout à fait logique d’exploiter la marque que vous avez créée dans ce nouveau secteur qui connaît une croissance robuste », souligne-t-elle.

Par ailleurs, ajoute-t-elle, il faut beaucoup de temps pour développer une marque de luxe dans le secteur de la mode. Ainsi, en termes de croissance, il est donc logique de créer une offre de beauté au sein de la marque plutôt que d’acquérir et de développer une autre maison de mode.

Et ce potentiel de réussite des marques de mode de luxe dans le domaine de la beauté a déjà été démontré, affirme Nait-Amer.

Armani, par exemple, a une solide expérience dans le domaine du maquillage et Chanel est fort dans toutes les catégories de beauté. « Dans le passé, [les marques de mode] ne voyaient le potentiel de la beauté qu’en lançant un parfum sous leur nom, mais maintenant, vous pouvez réellement bâtir une entreprise de beauté qui vaut des milliards, au-delà du simple parfum. Le potentiel de gain est bien plus important que ce que les gens pensaient au départ ».

Marques déjà installées

Mais l’experte en finance note qu’une diversification dans le secteur de la beauté n’a de sens que pour les marques de mode de grande taille, déjà matures – les « méga marques de luxe » – car pour les entreprises de mode plus jeunes et en croissance, il est plus logique de se concentrer sur son cœur de métier. Se lancer dans le secteur de la beauté nécessite « d’importants investissements », souvent disponibles uniquement au-delà d’une certaine taille.

Angela Chou, investisseur au sein de la société de capital-risque britannique Felix Capital, est du même avis, affirmant que cela fait « beaucoup » pour un fondateur de se lancer dans un deuxième secteur à un stade précoce. « La plupart des discussions portent sur les zones géographiques, les nouvelles catégories de produits et les distributeurs », indique-t-elle.

Évidemment, il y a des exceptions, avec certains créateurs de mode qui se sont lancés très tôt dans la beauté, mais dans ces cas-là, ils se sont plutôt tournés vers le parfum pour franchir « cette ligne floue » entre la beauté et la mode.

Nait-Amer ajoute que, pour le moment, les majors de la mode ne sont pas intéressées par l’acquisition d’éléments de la chaîne d’approvisionnement beauté, se concentrant plutôt sur l’intégration et la sélection de marques. « Je ne pense pas qu’un groupe de mode souhaite construire une chaîne d’approvisionnement verticalement intégrée dans le secteur de la beauté. L’attrait du secteur de la beauté est que l’écosystème est très fort, et l’externalisation très puissante, donc il n’est pas nécessaire d’internaliser ces capacités. Tout au long de la chaîne d’approvisionnement, vous disposez de nombreux experts qui fabriquent très bien ces produits et il serait très difficile de reproduire ce niveau d’innovation et d’agilité car le rythme d’innovation est beaucoup plus rapide dans le domaine de la beauté que dans celui de la mode ».

Au-delà des parfums

Lorsqu’on lui demande quelles catégories beauté sont les plus prometteuses pour les majors de la mode, Nait-Amer répond que seule une poignée a du sens.

Les parfums et le maquillage, par exemple, sont deux exemples de « chemins bien balisés » en phase avec l’aspect créatif de la mode, explique-t-elle. En revanche, les soins de la peau sont beaucoup plus difficiles à pénétrer pour une marque de mode, car les consommateurs qui achètent dans ce secteur ont tendance à rechercher de la science, de l’efficacité et de la crédibilité plutôt que l’aura de la marque. Pour que la mode réussisse dans le domaine des soins de la peau, des acquisitions verticales sont plus logiques que le développement de capacités internes.

Nader Naeymi-Rad, fondateur et éditeur de Beauty Independent, affirme de son côté que le bien-être et l’athleisure sont deux domaines dans lesquels la mode pourrait se développer avec succès dans la beauté.

« L’athleisure est à la mode ce que le bien-être est à la beauté. Je n’achète peut-être pas de produit de soin Chanel, mais un produit avec SPF de Patagonia ou des suppléments The North Face ont du sens. Je pense que le bien-être et l’athleisure peuvent permettre d’obtenir cette fusion, car ces deux thèmes sont décentrés : ils ne sont pas au cœur de la beauté, ni au cœur de la mode et vous pourrez peut-être créer quelque chose d’excitant dans les deux mondes tout en restant authentique », indique Naeymi-Rad.