François Luscan, Président d’Albéa

Premium Beauty News - Albéa a fait preuve d’une impressionnante réactivité pour réorienter sa production et augmenter fortement ses livraisons de tubes pour gels et solutions hydro-alcooliques ou de pompes pour produits d’hygiène. Comment cela a été possible ?

François Luscan - Je suis particulièrement fier de mes équipes et des efforts engagés face à cette crise d’une violence sans précédent. Quand nos usines chinoises ont commencé à être impactées en janvier, nous espérions que les perturbations seraient limitées à l’Asie. Mais le fait d’être présent dans la région nous a permis d’apprendre vite et, lorsque la crise sanitaire s’est étendue, de transposer certaines bonnes pratiques dans l’ensemble de nos sites.

Nous avions heureusement un historique très fort en matière de santé et de sécurité, nos priorités depuis très longtemps. Nous avions aussi anticipé, en théorie, la survenue d’événements graves, avec des plans de continuation d’activité, des référents sanitaires identifiés, des stocks de matériel de protection, des plans de gouvernance. En partenariat avec les représentants des salariés et les structures en charge de l’hygiène et de la sécurité au sein de l’entreprise, je suis extrêmement fier que les équipes aient pu mettre tout cela en œuvre au niveau mondial, fait circuler et déployé les bonnes pratiques au sein du groupe.

L’anticipation et la bonne préparation de l’entreprise et des équipes, nous ont ainsi permis de maintenir nos sites en activité et d’être opérationnels et réactifs.

À cela, je dois ajouter un exceptionnel esprit de coopération et de solidarité, au sein du groupe comme de l’ensemble de la filière. Lorsque certains de clients nous ont appelés en urgence, un samedi, pour trouver des solutions packaging à leur production de désinfectants pour les mains, tout le monde s’est mobilisé pour apporter des réponses. Le laboratoire, le bureau d’études, les équipes de production et toute notre supply chain ont mis les bouchées doubles face à l’urgence. Les employés sont passés en peu de temps de l’inquiétude légitime à une vraie mobilisation, dans le cadre des mesures de protection prises par l’entreprise.

De cette période exceptionnelle, c’est la solidarité et le sens de la coopération de chacun que je retiendrai. Bien évidemment, il y a quelques exceptions, mais les comportements sont généralement exemplaires.

Premium Beauty News - Gels et solutions hydroalcooliques… on avait plutôt l’habitude de voir ces produits dans des flacons plastiques ?

François Luscan - C’est vrai, mais je pense que les besoins ont dépassé de très loin les possibilités de production habituelles. Nécessité a fait loi ! Nos clients savaient que les tubes étaient disponibles dans des délais rapides, ils savent parfaitement les conditionner sur leurs lignes, et les tests de compatibilité existaient déjà.

Quant aux pompes, elles étaient déjà utilisées pour des savons, des mousses, des crèmes de soin.

Premium Beauty News - Comment la compatibilité contenant/contenu est-elle contrôlée dans des délais aussi courts ?

François Luscan - Heureusement, nous travaillons aussi en anticipation ! Notamment, nous testons continuellement en amont des formules-types, de nouvelles formulations, et nous vérifions la compatibilité avec nos différentes structures de tubes. Et c’était heureusement le cas pour les gels hydro-alcooliques. Ce qui s’est produit en Chine nous a également permis de prendre un peu d’avance. Et puis, dans un cas aussi exceptionnel, il y a eu beaucoup d’échanges de données tout au long de la chaine de valeur.

Premium Beauty News - Comment la mise en œuvre des gestes barrières s’organise-t-elle dans les usines ?

François Luscan - L’expérience acquise dès le début de la crise dans nos quatre sites en Chine nous donné un peu d’avance. Quand l’épidémie s’est étendue, nous avons dupliqué le dispositif conçu de bonnes pratiques initialement conçu en Chine et nous sommes montés en puissance. Nous avons mis en place des formation, créé des vidéos explicatives, des posters.

Les règles de distanciation impliquent de repenser l’aménagement des ateliers, des vestiaires, de tous les process. Le port du masque se généralise. Dans les sites situés au cœur de zones très touchés, comme l’usine de Bottanuco près de Bergame en Italie, en concertation avec les employés, nous avons même instauré la prise systématique de la température.

Des désinfections sont régulièrement effectuées dans les espaces partagés et, en cas de suspicion de cas, dans l’ensemble des ateliers et locaux. Bien sûr, nous approvisionnons nos employés de masques et de gel hydro-alcoolique. Notre site en Indonésie a d’ailleurs commencé une production de visières et de masques.

Premium Beauty News - Désinfectants pour les mains et produits d’hygiène sont aujourd’hui très recherchés mais d’autres catégories sont au point mort. Comment ces bouleversements se traduisent-ils en termes de production ?

François Luscan - Toutes nos unités de production de tubes sont aujourd’hui actives, en Europe de l’Ouest (notamment Argonne et Vandières en France, ou Colchester en Angleterre), en Europe de l’est et en Russie (notamment Łubna en Pologne), en Inde, en Indonésie, au Mexique, au Brésil, aux États-Unis, en Afrique du Sud ! Dans certains cas, des efforts considérables ont été nécessaires pour adapter les chaines de production, parfois avec moins de personnel, notamment parce que les personnes vulnérables ont été invitées à rester chez elles. C’est le cas de certains sites en France et Italie.

La demande de produits d’hygiène et de produits dermatologiques vendus en pharmacie stimule aussi la demande de pompes pour produits moussants ou pour soins des mains. Nos sites en France, aux Pays-Bas, aux États-Unis et en Indonésie répondent à ces besoins. Nous devons aussi satisfaire une demande importante pour le conditionnement de kits de coloration des cheveux.

Nos sites tubes et pompes hygiène tournent à environ 90% de leur capacité.

En revanche, c’est plus compliqué pour les sites spécialisés dans le maquillage et le parfum. Essentiellement du fait d’un problème de demande, car au niveau opérationnel, les mesures prises en concertation avec les salariés nous permettent de fonctionner. Globalement, je dirais que nos sites maquillage et parfumerie tournent à 50%. Grâce au soutien remarquable de nos clients nous avons pu continuer à produire et à stocker, mais nous devons aussi recourir au chômage partiel sur certains sites.

Enfin, nos activités de trousses et kits pour les compagnies aériennes souffrent évidemment.

Nous restons présents auprès de nos clients, pour préparer les prochains lancements, même décalés ou repensés. Et réfléchir au monde d’après !

Premium Beauty News - Votre sentiment sur ce que sera l’après-crise pour le monde de la beauté ?

François Luscan - À mon sens on peut analyser ce qui se passe en trois temps.

Le premier temps est celui de la crise, de la sidération. Personne ne s’attendait à ce qui s’est produit, nous avons tous été surpris. Nous en sommes encore à ce stade dans de nombreux pays, et tout le marché est très durement touché, impossible de prétendre le contraire.

Puis vient le temps du questionnement, de l’analyse, de la stabilisation, avec des sites réorganisés autour d’un new normal. On commence à envisager la reprise, à discuter de projets. Je pense que nous en sommes là aujourd’hui, en tous cas en Europe.

Et devant nous, il y a le monde d’après. J’ai vu récemment le titre d’un rapport préparé par mes équipes sur les tendances de l’après Covid : Nothing should go back to normal. Normal wasn’t working.

Nous entendons tous le besoin de changement. Dans notre métier nous sommes particulièrement à l’écoute de nos clients, de leurs analyses du marché, et ils nous remontent massivement un grand besoin de transformation. Nos cellules Innovation ont des idées, lancent des projets. Tous les indicateurs montrent que la crise va accélérer la transformation de la société et des modes de consommations. Bien sûr, il y aura des différences importantes selon les régions du monde, mais les attentes en matière de protection de l’environnement, de circularité des emballages devraient être renforcées. On va sans doute aussi vers encore plus de transparence, de sécurité, de bienveillance. Il va falloir nous réinventer, trouver de nouvelles solutions pour de nouveaux besoins.

En résumé, l’environnement économique et sociétal sera, je le crains, plus difficile que tout ce que j’ai connu, mais il y aura des opportunités d’innovation, dans tous les domaines. Grâce au soutien de notre actionnaire mais aussi de clients exceptionnels, et grâce à l’engagement de nos équipes, nous serons résilients. Réinventer et se réinventer, même dans une crise, cela reste passionnant.