Nous franchissons aujourd’hui une nouvelle étape. « Statut » et « singularité » cèdent du terrain face au concept de « liberté ».

Vivre « débranché » fait désormais partie de ces situations exceptionnelles qui font rêver. Aujourd’hui, certains sont prêts à dépenser une fortune pour une cure de « digital detox » et vivre plusieurs jours privés de technologie. Dans le monde du tourisme les promoteurs du « glamping » (le « camping glamour ») rivalisent d’imagination pour proposer des façons originales - conciliant confort et respect de l’environnement - de vivre en pleine nature, avec un positionnement luxe affiché.

Mais c’est peut-être dans le domaine des applications de service à la demande que l’on observe le mieux l’évolution de notre vision de luxe. De la livraison de repas au stationnement, ils s’inspirent du modèle Uber. Deliveroo et ses concurrents promettent de livrer en moins de trente minutes les meilleurs restaurants de votre ville. La rapidité : un luxe ô combien désirable chez les urbains pressés. Signe des temps : une application de voiturier se baptise « Luxe » et essaime aux États-Unis. Son principe ? Une armée de voituriers équipés de smartphones garent votre voiture et vous la rendent en un clic.

Pour prendre la mesure de ses évolutions, nous avons interrogé une cinquantaine d’individus créatifs dans leur métier et influents au sein de leurs milieux dans cinq pays : France, Allemagne, Grande Bretagne, États-Unis et Corée du Sud. À chaque fois nous avons abordé avec eux la question du luxe et la façon dont ils le définissaient.

Une dimension est revenue constamment sur les trois continents : l’idée que le luxe est d’abord une expérience de liberté. Pour les influenceurs que nous avons interrogés le luxe est d’abord une « expérience » plutôt qu’un « produit ».

Du luxe statut au luxe liberté

Chaque époque possède sa propre définition du luxe. Sans entrer dans une description détaillée de l’évolution des représentations du luxe à travers l’histoire, qu’il nous soit permis ici de souligner le mouvement général.

Dans les sociétés très hiérarchiques où les élites sont coupées du reste de la population et bénéficient de privilèges matériels importants, la consommation du luxe est statutaire, expression de l’appartenance aux classes sociales privilégiées (bijoux, décoration, vins fins…). Après la seconde guerre mondiale, avec l’émergence d’une classe moyenne, l’accès à la consommation et au confort se démocratise. Le luxe devient plus accessible et sert à se distinguer dans une société de masse. Les marques sont censées exprimer nos personnalités. Un « luxe singularité » tend à succéder au « luxe statut » (même si ce dernier n’a jamais disparu).

Nous franchissons aujourd’hui une nouvelle étape. « Statut » et « singularité » cèdent du terrain face au concept de « liberté ». Le luxe consiste de plus en plus à échapper aux contraintes dans des sociétés où le temps manque et où chacun a l’impression de vivre sous un régime de surveillance (technologie, santé, alimentation, sécurité physique, etc.). De nouveau, le luxe apparaît comme une expérience de liberté.

Notre rapport à la consommation n’est plus aussi enthousiaste. La profusion matérielle perturbe, voire fatigue : elle donne le sentiment d’une dispersion privée de sens unificateur. Partout, la quantité semble occulter la qualité. En outre, dans un monde 100% connecté, la technologie ne nous « lâche » jamais. Les alertes, les messages, nous encerclent et certains commencent à souffrir d’un nouveau mal : le « burn-out numérique ».

En résumé, dans des sociétés sous contrainte, la liberté devient le bien suprême et le plus rare.

Les quatre registres du « luxe liberté »

Que signifie cet engouement pour la liberté ? Quelles en sont les expressions ? Notre enquête nous a permis d’identifier quatre dimensions principales :

 Le temps, notre Saint Graal à tous. Être libre, c’est avoir du temps. C’est peut-être la plus grande aspiration exprimée par nos influenceurs créatifs. Le manque de temps est une des sources de frustrations les plus répandues. Faire ce qui nous plait, avoir le temps de se consacrer à des activités essentielles à notre épanouissement personnel, voir nos amis, notre famille : ces gestes qui devraient être simples sont de plus en plus compliqués. D’où le sentiment de passer à côté de sa vie. Dans les témoignages que nous avons recueillis revient souvent le sentiment de ne plus s’appartenir faute de disposer du temps nécessaire. Mais comment faire ? Car il est impossible d’acheter du temps. Et le temps perdu se rattrape difficilement ! Le temps est devenu un produit de luxe.

 L’âge de l’accès. Beaucoup de témoignages montrent qu’il est plus important aujourd’hui d’avoir accès facilement au bien dont on a besoin dans l’instant, que de posséder ce bien. Plutôt que de posséder plusieurs voitures, il est plus simple d’avoir accès à volonté à tel ou tel type de voiture. Le vrai luxe est la possibilité d’avoir accès immédiatement à l’objet de mon désir, sans que celui-ci encombre ma vie. Le partage de voiture (car sharing) peut ainsi apparaître comme une solution de luxe. Tous les bénéfices de la liberté y sont présents (plaisir de la diversité, immédiateté…) sans les inconvénients de la propriété (stationnement, garage, entretien, etc.). S’exprime également chez les influenceurs créatifs l’idée que l’accès direct aux créateurs devient un luxe. Le fait que l’atelier d’Astrid Andersen jouxte sa boutique de Copenhague et que la créatrice soit disponible pour échanger avec ses clients lorsqu’ils viennent dans son magasin explique en partie le succès de cette marque de vêtements masculins de luxe à l’esthétique sportswear.

 « Être », la nouvelle liberté. « Pour moi, le vrai luxe n’a pas grand-chose à voir avec l’argent, à part si c’est pour créer de la liberté. Le luxe, c’est plus être qu’avoir. » Cette citation d’un influenceur créatif allemand donne le ton. De même que posséder n’est pas essentiel pour jouir du luxe, de même avoir est moins important qu’être. Ce qui compte, c’est de sentir qu’on est celui qu’on désire être, et non pas que l’on joue une comédie à laquelle on reste extérieur. Ce qui est important n’est donc pas l’extérieur, mais l’intérieur. Un Coréen du Sud l’explique en ces termes : « Je crois que le luxe doit être dans la pensée et non pas dans les objets. Si on s’intéresse trop au regard des autres, ce n’est pas vraiment du luxe. » Le vrai luxe aujourd’hui, c’est donc être soi-même, conserver une forme de simplicité : la liberté d’être soi-même.

 L’inattendu. Comment échapper non seulement à la profusion du nombre, mais aussi à la standardisation des styles de vie ? La liberté, c’est aussi le sentiment d’échapper à la mode, aux conventions, aux solutions générales. C’est, de plus en plus, échapper au sentiment de formatage : des vendeurs, des communications, des discours experts, des argumentaires, etc. Un bon vendeur, ce n’est pas quelqu’un qui récite le bréviaire standard des éléments de langage d’une marque. C’est celui qui, fort de cette connaissance de base, s’en émancipe pour montrer son empathie, sa complicité, ou sa passion. C’est donc celui qui s’en libère pour en exprimer la substance. C’est celui qui surprend. L’effet de surprise est aussi une des formes de luxe de notre époque où tout semble su, contrôlé, fiché, surveillé, enregistré, etc.

À suivre : Les implications dans l’univers de la beauté