Premium Beauty News - Vous avez travaillé douze ans au Brésil, au sein de l’équipe des parfumeurs-créateurs Symrise à São Paulo. Quel regard portez-vous sur les spécificités du parfum dans ce pays ?

Isaac Sinclair - Le Brésil est le plus grand marché du monde en volume, et est très bien classé en valeur, sachant que celle-ci fluctue en fonction des taux de change. Les Brésiliens sont clairement de grands amateurs de parfum. Comparativement à d’autres pays, des études montrent qu’ils dépensent une part très élevée de leurs revenus en parfum.

Chaque brésilien achète plusieurs parfums et décide lequel porter en fonction de son humeur ou des circonstances. Au Brésil, on se parfume abondamment et plusieurs fois par jour car, du fait du climat, on prend en général une douche entre 3 et 5 fois par jour. Cela donne alors l’occasion de changer de parfum, en faisant par exemple son choix en prévision d’un moment romantique.

Rien qu’au Brésil se sont ouvertes 4000 boutiques au nom de O Boticário et l’un de leurs blockbusters peut se vendre à des millions d’exemplaires. C’est d’ailleurs assez excitant pour un parfumeur de reconnaître de temps en temps « son » parfum en allant au restaurant !

Au Brésil, c’est le facteur « tenue » qui est le dénominateur commun entre tous les parfums qui se vendent bien, car il détermine aux yeux du consommateur son rapport qualité / prix. Concrètement, que l’on crée un parfum frais ou oriental, il doit être une « bombe » et durer sur la peau, sinon le consommateur se sent spolié. Les parfumeurs doivent maîtriser ce savoir-faire et nous utilisons parfois le patchouli à ces fins. Le parfumeur-créateur n’est donc pas cantonné à un quelques styles qui plaisent ou à des familles olfactives spécifiques pour répondre à cette demande.

Autre particularité de ce vaste marché : les femmes font abstraction des catégories marketing et choisissent un parfum dit masculin, uniquement parce qu’elles l’apprécient. Et ceci bien avant la vogue du gender fluid. Beaucoup de femmes portent des parfums de type « fougères » très frais mais en même temps long lasting, par exemple Kaiak Aero de la marque Natura.

Premium Beauty News - Parmi les matières premières produites localement, avec lesquelles avez-vous particulièrement aimé travailler ?

Isaac Sinclair - Le Brésil est un pays où la biodiversité est l’une des plus riches au monde. Beaucoup d’ingrédients sont originaires de ce continent même si l’on n’en a pas conscience. Par exemple la classique fève tonka ou encore le bois de rose proviennent de la forêt amazonienne, ainsi que le cacao ou la noix de cajou. Les richesses sont infinies.

Symrise développe un programme spécial pour aider les communautés à cultiver des plantes aromatiques qui ne se renouvelaient plus, telle que la priprioca. Ses tubercules produisent une odeur incroyable rappelant le cypriol et le vétiver. On trouve ici le palo santo, dont on s’abstient de couper le bois mais dont on prélève les fruits, d’où est extraite une huile essentielle. Ses premières notes rappellent le cassis avant de revenir à l’odeur du bois proprement dite. Cet environnement est très stimulant pour un parfumeur. Au-delà des plantes à parfum, on peut avoir recours au Head Space afin de capturer de nouveaux profils d’odeurs issues de fruits.

Généralement, la cajou est connue en tant que noix, mais celle-ci est en fait la partie d’un fruit entier qui est sublime à exploiter en parfumerie. Sa chair fait penser à celle d’une goyave tropicale un peu acidulée. D’habitude, on utilise juste la noix de cajou, mais au Brésil on exploite aussi le fruit. Il existe d’ailleurs une délicieuse recette du cocktail national, la caïpirinha au fruit de cajou. Grâce à la technologie Head Space, on a pu recréer l’odeur de ce fruit délicat en laboratoire. Symrise dispose donc d’une Vitessence qui lui est associée.

On trouve aussi le cupuaçu, un fruit à la chair blanche dont le goût peut s’assimiler à celui du cacao, et qui peut être utilisé comme une alternative au chocolat dans les milk-shakes. Au Brésil, la biodiversité est fabuleuse. Des plantes comme le patchouli, le vétiver, et les oranges ont pu s’adapter à ce climat, bien que les oranges restent vertes en l’absence de fraîcheur la nuit comme en Espagne.

Premium Beauty News - Cette diversité botanique est-elle inspirante pour un parfumeur-créateur ? Est-ce que l’une de vos idées créatives est partie de l’un de ces ingrédients ?

Isaac Sinclair - Le fait d’être exposé à de nouvelles odeurs au Brésil m’a ouvert l’esprit. Tout ce qui est nouveau stimule le processus créatif. Sans le Brésil, je ne serais pas allé aussi loin avec certaines odeurs de fruits. Quand on va au Brésil, on se rend compte qu’il y a tout un monde de fruits tropicaux différents, parce qu’en fin de compte, la goyave ne sent pas comme le cacao, qui ne sent pas comme la pomme de cajou… Il y a de vraies nuances dont nous n’avons pas conscience en Europe ou en Nouvelle-Zélande. Là-bas, c’est tout un univers qui s’ouvre.

Personnellement, dans mon processus de création de parfum, je ne suis pas vraiment parti d’un ingrédient propre au Brésil mais j’ai pu exploiter ces matières autour de structures auxquelles je pensais. Dans mon cas, je dirais plutôt que j’ai ajouté les ingrédients brésiliens à ma palette. De manière générale, les parfums construits autour d’un ingrédient sont assez rares. Par exemple, même si un parfum se crée autour du vétiver, il faut l’habiller avec des agrumes ou autres.

Premium Beauty News - Comment avez-vous accueilli les Garden Labs, ces extraits 100 % naturels de légumes proposés par Symrise depuis fin 2020 ?

Isaac Sinclair - C’est passionnant parce que, tout comme pour les ingrédients brésiliens, nous n’avions pas accès à toutes ces potentialités auparavant. Il y a dix ans, nous ne disposions pas des technologies nécessaires pour capturer ces extraits de plantes. Avant les Garden Labs, si vous vouliez créer un artichaut, vous deviez créer un accord qui donne l’impression d’un artichaut. Mais nous n’avions pas de véritable artichaut ou de véritable chou-fleur. Avec la technologie Garden Lab, le terrain de jeu est devenu plus grand.

À mes yeux, une grande partie de l’innovation en parfumerie vient des nouveaux ingrédients. Par exemple, lorsque la Calone est apparue, cette molécule a ouvert une nouvelle voie. Des fragrances comme L’Eau d’Issey (Issey Miyake) ou Escape (Calvin Klein) n’ont pu voir le jour que grâce à elle. À présent, on assiste au même phénomène avec les naturels. Au départ, les nouveaux ingrédients s’utilisent peu. Puis, au fil du temps, ils prennent de plus en plus d’importance. Nous pourrions donc voir s’épanouir à l’avenir des senteurs plus « savoureuses » ou bien plus « salées ».

La gamme Garden Lab s’étend au-delà des légumes. Ainsi, Symrise dispose déjà d’un fruit de la passion. Nous n’avions pas de fruit de la passion naturel auparavant et devions utiliser une combinaison de molécules. C’est une belle avancée, d’autant plus qu’elle fait appel à l’upcycling. Grâce à cette technologie, il est possible de valoriser les déchets de l’artichaut issus de l’industrie agro-alimentaire pour en extraire l’odeur. Ou encore ceux de l’oignon ou du chou-fleur. Dans le cas du fruit de la passion, nous travaillons à partir des résidus de jus. On peut imaginer développer un Garden Lab tomates à en s’insérant dans des cycles de production de jus ou de gaspascho… À la différence de la technologie Head Space, il s’agit ici de produits entièrement naturels.

Premium Beauty News - Vous avez rejoint récemment les équipes de Symrise à Paris. Est-ce que votre expérience et l’usage des ingrédients issus du Brésil pourraient se transposer ici et séduire les marchés français et internationaux ?

Isaac Sinclair - Pourquoi pas ? L’innovation est toujours la bienvenue. Tout le monde veut de l’innovation. Je pense donc que n’importe lequel de ces ingrédients qui pousse au Brésil pourrait être très bien accepté. Nous savons que le cassis ou le fruit de la passion peuvent jouer un rôle déterminant dans une structure olfactive. Alors pourquoi pas la pomme cajou, si elle est utilisée en maîtrisant certaines techniques ? Je pense aussi au cupuaçu, aux saveurs de chocolat. La diversité des fruits du Brésil ne se résume pas à la noix de coco.

De façon générale, je pense que lorsque vous créez des parfums à succès, que ce soit pour l’Europe ou pour le Brésil, vous devez faire preuve de compétences, savoir allier le côté créatif à des aspects techniques. Si vous vous contentez de l’aspect technique et que vous ne tenez pas compte de l’aspect créatif, vous n’êtes en fait qu’un technicien. Vous ne faites rien de nouveau. Mais, dans notre industrie, il faut aussi que les nouveautés passent les tests auprès des consommateurs potentiels. Je pense qu’il y a beaucoup de propositions créées au Brésil qui fonctionneraient ici aussi en termes de structures, si l’on se réfère aux tests qui ont été menés.

Premium Beauty News - À votre avis, comment la création de parfum pourrait évoluer et innover ces prochaines années ?

Isaac Sinclair - Le monde change sans arrêt et les consommateurs évoluent également. Ils sont sensiblement plus éduqués au parfum qu’il y a 20 ans. Ils sont de plus en plus conscients de ce qu’ils achètent. Dans la parfumerie, on assiste à présent à davantage de transparence, qui découle de nouvelles technologies capables de dévoiler les ingrédients présents dans une formule qui auparavant restait secrète. Je pense à la GCMS (Gas Chromatography / Mass Spectrometry) par exemple.

Les marques de niche participent à élever le niveau de culture du consommateur de parfum qui montrent des besoins de plus en plus sophistiqués. C’est un défi pour les parfumeurs.

Cet article a été publié dans notre numéro spécial Fragrance Innovation, à lire ici dans son intégralité.